Certes, Voltaire a écrit : « La douleur est aussi nécessaire que la mort. » Alfred de Musset : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur. » Et, chez Alexandre Dumas, on trouve : « Quand tu souffres, regarde la douleur en face : elle te consolera elle-même et t’apprendra quelque chose. » Diable !… Pourtant, nous sommes nombreux à préférer — à approuver — ce propos de l’écrivain contemporain Éric-Emmanuel Schmitt, l’auteur d’Oscar et la dame rose : « La douleur n’élève pas, elle ratatine. Loin de nous améliorer, elle nous amenuise. Elle ne conduit pas à des pensées sublimes, elle condamne à ne plus penser du tout. La douleur n’a rien d’un privilège qui ennoblit, tout d’un fléau qui fout à terre. »
Mais attention ! il y a douleurs et douleurs, nous dit aujourd’hui, quasi unanime, le corps médical. Les unes, signes révélateurs de dysfonctionnements aigus dans un organisme, qu’il n’est pas question d’essayer de « faire passer » : elles permettent à un médecin de poser un diagnostic. D’autres qui perdurent et n’indiquent plus rien qu’elles-mêmes une fois le diagnostic posé et confirmé.
Pour l’appréciation et le traitement de la douleur, comme dans bien des domaines, il y eut « un avant et un après » (locution à la mode). L’Histoire nous enseigne que dans le passé — même pas si lointain — souffrir n’avait rien qui révoltât le sens commun. Cela faisait tant partie de la vie que les médecins n’y prêtaient pas une attention décisive, même en matière d’examens invasifs douloureux. D’ailleurs, une certaine doxa laissait penser, par exemple et entre autres, que le petit enfant ne ressentait guère l’intensité des douleurs nociceptives (déclenchées par une agression de l’organisme : traumatisme, infection, inflammation, etc.).
Autre souvenir : nombre de femmes d’un âge certain gardent l’amer souvenir d’avortements clandestins (avant la loi Veil du 17 janvier 1975) suivis de curetages sans anesthésie. On nous dit d’ailleurs que, même pas loin de chez nous, cette pratique n’a pas totalement disparu. On n’ose y croire ! N’y avait-il pas alors dans le corps médical une tendance à considérer ces fausses couches volontaires comme de mauvaises actions contre la morale et la loi (des « péchés », donc !) que les femmes devaient « payer » en souffrant ? Et quelles douleurs, souvent doublées d’un accueil hospitalier humiliant !
Pas question ici d’évoquer les douleurs chroniques liées à des maladies ou à des traitements médicaux. Pas plus d’analyser les divers types de douleurs. Ce serait prétentieux, maladroit et inutile en marge de toutes les connaissances accumulées (même sur Internet), à la portée de tout un chacun, mais qui, en fait, sont l’apanage des professionnels de santé. Voici plutôt, à partir du vécu quotidien, une invitation à considérer les accidents de toute nature qui produisent cris et supplications sur fond parfois d’effondrement psychique.
La douleur avant et après Bernard Kouchner
Assurément, voilà qui devrait conduire, à la mesure de chacun(e) des intervenant(e)s en matière de secours et de soins, vers la réduction de mauvaises et inutiles douleurs sous des formes variées chez l’Homme (chez l’animal aussi). En fait, il s’agit de barrer la route à ce « fléau qui fout à terre ». Alors, un nom s’impose : Bernard Kouchner. Ce médecin gastroentéroloque, après des années de pratique à l’hôpital Cochin (Paris), puis dans l’humanitaire (à partir de 1968), ce French doctor qui « inventa » le droit d’ingérence, et qui fut ministre de la Santé et de l’Action humanitaire (1992 et 1993), secrétaire d’État à la Santé (de 1997 à 1999), puis ministre délégué à la Santé (en 2001 et 2002), voulut et sut affronter celle qu’il faut bien considérer comme une « ennemie des hommes (et des animaux) ».
Retenons ici des extraits signifiants de son discours du 7 mars 1998, en ouverture du 2e Forum de la douleur, devant un auditoire […], notamment, de médecins généralistes :
« J’ai l’occasion devant vous de réaffirmer ma volonté d’engager une action résolue contre la douleur […]. Il s’agit pour nous d’obtenir un changement dans les comportements, dans les habitudes trop bien ancrées, dans les mentalités. […] Nous nous recentrons sur la personne, sur cette personne qui souffre et qui vient faire appel aux connaissances de la médecine. […] L’objectif est de tout mettre en œuvre pour préserver ou pour restaurer son intégrité, physique ou mentale. La douleur n’est pas une entité abstraite. Non, il s’agit d’êtres bien concrets dont la chair est une souffrance. Vous allez devoir vous attaquer à de nombreuses habitudes. Il faut faire une place à la prise en charge systématique de la douleur, fût-ce au prix de modifications profondes des attitudes et des comportements. Ce prix ne me paraît pas cher payé au regard de l’intégrité et de la dignité du patient retrouvées.
« La lutte contre la douleur est avant tout une question d’état d’esprit. Elle pose, plus que toute autre action thérapeutique, la question de la relation entre le médecin et le malade. Laisser souffrir le malade, c’est une manière d’affirmer le pouvoir médical, de renforcer la dépendance du patient vis-à-vis du médecin. La douleur du patient que l’on ignore, que l’on méprise, symbolise une conception de la médecine qui n’est pas la mienne, qui n’est pas la vôtre. Pendant longtemps, la douleur n’a pas dérangé le médecin. Elle dérangeait certainement le malade. Mais, comme le malade est par définition le patient, il n’avait qu’à attendre que cela passe. [Seulement]on ne lui demandait pas son avis, ni comment elle passait. […] Je parle au passé, car je suis devant un auditoire convaincu par cette cause, mais je sais que ce temps n’est pas partout révolu. […] Et si l’évolution des mentalités est une condition sine qua non, il faut aussi simplifier l’accès aux antalgiques. […]
« Vous disposerez avant la fin de l’année de ces ordonnances qui seront désormais votre seul support de prescription pour tous les médicaments, y compris les médicaments stupéfiants. […] Certains antalgiques étaient jusqu’à présent réservés à l’usage hospitalier. Nous les mettrons à la disposition de l’ensemble du corps médical. Et j’ai en outre exprimé le souhait, auprès de l’Agence du médicament, que tous les industriels soient incités à commercialiser des antalgiques à usage pédiatrique. Car, soyons cohérents, si je vous demande de lutter contre la douleur, il est normal que je mette à votre disposition un arsenal thérapeutique complet. […]
« Les médecins généralistes sont certes au premier rang de ces mesures et de la lutte pour leur application efficace. Mais la lutte contre la douleur sera également développée dans les établissements hospitaliers […]. La douleur sera systématiquement mesurée. […] Un livret sera remis à tous les patients hospitalisés, leur expliquant qu’ils ont le droit de ne pas souffrir. […] Les protocoles seront affichés dans les services et prévoiront une large délégation au personnel infirmier de l’utilisation des antalgiques. […] Je sais que ce comportement nouveau peut être [au quotidien] ressenti comme difficile. Je ne saurais donc trop vous rappeler que ce n’est pas parce que les choses sont difficiles qu’on ne les affronte pas, mais que c’est parce qu’on ne les affronte pas qu’elles sont difficiles. […]
« C’est ainsi que, malgré la malédiction divine et grâce aux techniques de préparation et à l’anesthésie péridurale, les femmes enfantent moins, ou n’enfantent plus, dans la douleur. Il aura toutefois fallu quinze ans pour que l’utilisation des péridurales au cours de l’accouchement passe de 4 à 49 %. […] Je souhaite, à la veille de la Journée internationale des femmes, que l’on se fixe comme objectif que d’ici l’an 2000 toutes les femmes qui le souhaitent accouchent sous péridurale. […]
« Au-delà des professionnels, il faut aussi sensibiliser le public. Dans ce domaine, comme dans d’autres, ce sont les malades qui font évoluer les pratiques médicales. C’est dans cette humilité que la médecine puise sa grandeur. »
Prochain texte : « Les pompiers face à la douleur ».