Le prix d’une vie, dans des circonstances où tout se joue, par exemple, sur la route, ça commence par ce que la collectivité accepte de réaliser, de payer, pour la sauver. Et cela vaut tout autant pour d’autres causes d’accident, exogènes (un violent choc sur la tête, par exemple) ou endogènes (tel un accident vasculaire cérébral — AVC). Donc prenons la peine de nous demander vraiment à quoi tiennent nos vies — ou survies — quand l’issue fatale menace, ou qu’une souffrance indicible s’impose. Et parfois perdure, puis se transforme. Au point de s’appeler « lourde séquelle à vie ».
Dans les textes précédents, j’ai tenté d’exposer sur qui reposent en France les secours, les soins primaires, la prise en charge et le transport vers un hôpital appliqués à une « victime » (le terme des pompiers). C’est que cette personne d’emblée mal en point risque fort de plonger vers une « mort imméritée », selon le constat, maintes fois rappelé, de Michel Sabathié, ancien professeur d’anesthésiologie et réanimation chirurgicale (université de Bordeaux II), quand tout n’est pas mis en œuvre pour « désamorcer la mort et relancer la vie », comme disait le professeur Marcel Arnaud.
Un mot ici de ce chirurgien-chef aux Hôpitaux de Marseille (1896–1977), promoteur en France du secours routier, qui arracha avec quelques confrères médecins — dont plusieurs de la sphère sapeurs-pompiers — les blessés de la route des années 1950–1960 au n’importe quoi qui régnait encore en matière d’assistance préhospitalière. C’était le temps où quasiment rien d’efficace — hors la vitesse, pas forcément bénéfique — ne se produisait, à bord d’ambulances approximatives, « entre le pied de l’arbre et l’hôpital » : autre expression de Marcel Arnaud, devenue une interrogation permanente aux dimensions du pays. Pour lui, les paroles qu’Alain Souchon chanterait un jour (« La vie ne vaut rien… rien ne vaut la vie ») auraient assurément rendu compte de sa passion de sauver.
C’est à la fin des années 1950 que des pressions médicales de haut niveau vont pousser les pouvoirs publics à s’attaquer à « l’épidémie des accidents de la route », comme l’écrivait le professeur André Sicard, de l’Académie nationale de médecine, qui précisait : « Comme une épidémie, ce fléau social, le plus grand fléau de masse à notre époque, a montré le caractère extensif de sa dramatique et régulière progression. » (Un propos qui à l’heure actuelle s’avère plutôt caduc, étant donné l’heureuse diminution du nombre d’accidents de la route. Dernier chiffre officiel et sûr pour 2021 : 2 944 morts.)
Dès 1957, Marcel Arnaud, témoin d’un dramatique accident près d’Aix-en-Provence, s’était lancé dans l’enseignement d’un secourisme opérationnel exigeant à partir du pavé dans la mare que sera son livre Les Blessés de la route. On retient aussi son cri d’alarme au congrès de chirurgie de la même année. Puis ce fut la création du premier Smur (Service [devenu Structure] mobile d’urgence et de réanimation), à Salon-de-Provence, par le professeur Bourret. Enfin, en 1959, les premières Assises de l’Automobile Club médical de France, sous l’égide de son président, le célèbre docteur André Soubiran, l’auteur des Hommes en blanc, un roman qui enchanta toute une génération.
Et voilà que va s’ouvrir une voie d’avenir pour les secours d’urgence tous azimuts. Enfin sur la voie de la modernité, grâce à l’implication des pompiers, comme à la médicalisation tout terrain grâce aux Samu, en un temps où la France ne manquait pas encore de médecins. Le tout débordant largement les seuls accidents de voie publique (AVP). Mais restons ici sur « la route » pour mesurer la bonne nouvelle. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Prenons l’année 1982, pour laquelle l’ONISR (Observatoire national interministériel de la sécurité routière) indiquait 12 030 morts et 310 720 blessés, dont 80 023 grièvement atteints. Profonde tristesse, certes, quoiqu’il se soit agi de la traduction d’un espoir. C’est que la même statistique avait retenu pour 1972 (dix ans auparavant, donc) 16 545 tués (le record en France de la mortalité routière) et 388 363 blessés, dont 107 445 « graves » (le pic de la douleur nationale). Enfin s’était fait jour une décélération appréciable de la conduite « à tombeau ouvert », alors que, de 1972 à 1982, le trafic avait déjà été multiplié par 1,4, et qu’il n’allait pas cesser d’augmenter. Quant aux secours, devenus plus performants, à l’évidence ils y avaient une belle part !
Un “s” ajouté dans Suap, et c’est le Ssuap
Au fond, la spécificité, l’ancrage, la mission archi-connue et reconnue des Sapeurs-Pompiers, c’est, décalqués sur leurs deux initiales, Saper et Pomper… Or, les sapes et l’eau crachée par des pompes à bras appartiennent à un lointain passé. Pourtant, aujourd’hui, le sauvetage tous azimuts et la lutte contre les incendies (au moyen de matériels mécano-électriques) demeurent leur marque d’existence renouvelée. Qui d’autre d’ailleurs pourrait y prétendre ? Qualificatif et images fortes, donc : « soldats du feu » sur fond de vision d’enfer ! Oui, mais voilà qu’ils se sont engagés — trop doucement ! — dans l’assistance personnalisée, alliant la douceur à la vigueur. Térence (le talentueux dramaturge latin) disait : « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Eh bien, les Services d’incendie français ont donné corps à cette pensée, considérant que toute personne atteinte par l’effondrement brutal de ses fonctions vitales ou sous le coup d’une douleur invalidante méritait leur intervention. D’ailleurs, il convient de se souvenir du « secours aux asphyxiés ». Dès 1930, des calendriers de pompiers l’affichaient sous le slogan « Appelez les sapeurs-pompiers ». À l’époque, une ambition louable, certes, et soutenue par des médecins parrainant méthodes et appareils aujourd’hui totalement obsolètes, seulement bons pour les musées dédiés.
Le temps a passé, fait d’avancées et d’immobilisme. Certes, mais voilà qu’en juin 2018, à la veille de son élection à la présidence de la Fédération des pompiers, le colonel Grégory Allione, aujourd’hui directeur de l’École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers, écrit dans la publication fédérale Secours d’urgence aux personnes : « L’activité Suap [secours d’urgence aux personnes] répond à une règle des 3 x 80. Elle correspond à 80 % des missions, occupe 80 % des personnels et recouvre 80 % du coût de fonctionnement des unités opérationnelles. » Imparable radioscopie !
Restait, dans la même publication, à appliquer le marteau médical sur les articulations des secours dispensés par les pompiers. Réflexes perçus, voici la prescription du médecin-colonel Patrick Hertgen, alors vice-président de la même Fédération, chargé du Secours d’urgence aux personnes et du Service de santé et de secours médical : « La légitimité des sapeurs-pompiers à piloter leurs missions de Suap repose notamment sur la qualité des secours délivrés. Ils ne doivent pas demeurer de simples secouristes, mais devenir des techniciens du secours d’urgence aux personnes. » Et de préciser : « Au quotidien, les pompiers doivent être formés [aux] gestes permettant un gain de temps significatif dans la prise en charge de certaines victimes. […] Notamment être qualifiés pour pratiquer des glycémies capillaires, à la recherche d’une hypoglycémie qu’ils sont capables […] de traiter en administrant du sucre. […] Ils doivent pouvoir bénéficier d’un enseignement de notions d’anatomie et de physiologie plus développé qu’aujourd’hui. […] Les pompiers comptent parmi eux des médecins et des infirmiers(ères). […] Les infirmiers(ères), spécifiquement formé(e)s et agissant sous la responsabilité de médecins-chefs, peuvent mettre en œuvre des Pisu [Protocoles infirmiers de soins d’urgence], assurant ainsi un maillage territorial paramédical unique. » Clair démenti opposable à quelques médecins instructeurs des années 1990 qui voulaient réduire l’enseignement de « la théorie » (comme nous disions) à quasi-rien, au profit de la réflexivité des gestes (« Je vois… donc je fais »).
Question : et si l’ambition d’un Suap au-dessus de tout soupçon suscitait, eu égard aux temps longs de formation et de recyclage, bien des réserves, notamment chez les presque 200 000 pompiers volontaires du pays ? Peut-être. C’est pourquoi des idées courent, comme une dissociation en personnels entre l’activité « soldats du feu » et un investissement préférentiel dans le secours santé ; voire le ciblage, côté recrutement, de professions dotées d’une évidente approche santé. Entre autres, préparateur(trice) en pharmacie ou professeur(e) de sciences et vie de la terre. Ça fait du monde ! Pourtant, voilà des possibilités encore pas exploitées.
Or, les choses avancent à nouveau. Voilà que, dans le droit fil de la transformation d’infirmiers(ères) diplômé(e)s d’État en infirmiers(ères) de pratique avancée, avec en poche un master de deux ans permettant d’exercer des missions élargies, du côté des pompiers eux-mêmes (pas médecins ni infirmiers) les « missions santé » sont passées du Suap (secours d’urgence aux personnes) au Ssuap (secours et soins d’urgence aux personnes). Eh oui, un « s » de plus, et voici les gestes de secours d’urgence désormais accompagnés d’actes entrant dans la catégorie « soins ». Le docteur Patrick Hertgen et le colonel Allione (voir plus haut) avaient-ils été entendus ? En tout cas, avec d’autres, ils peuvent actuellement s’enorgueillir d’avoir clairement exposé un besoin, un désir, des possibilités. Une marche difficile d’accès se trouve franchie…
Avancée considérable, en effet, que ce décret n° 2022–621 du 22 avril 2022 relatif aux actes de soins d’urgence relevant de la compétence des sapeurs-pompiers. Il a ancré dans la pratique au quotidien une possibilité décisive liée à la proximité, à la rapidité, quand chaque minute compte. Dire que cela fait d’emblée plaisir à tous les acteurs de santé serait mentir, mais là il s’agit d’une autre histoire. Il faudra y venir…
Au Journal officiel :
Le Premier ministre […]
Sur le rapport du ministre de l’intérieur et du ministre des solidarités et de la santé,
Vu le code général des collectivités territoriales, notamment son article L.1424–2 ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu l’avis de l’Académie nationale de médecine en date du 30 mars 2022 ;
Vu l’avis du Conseil national d’évaluation des normes en date du 30 mars 2022 ;
Vu l’avis de la Conférence nationale des services d’incendie et de secours en date du 30 mars 2022 ;
Le Conseil d’Etat (section sociale) entendu,
Décrète […] :
Art. R. 6311–18‑1. — Dans le cadre de leur participation à l’aide médicale urgente et sur prescription du médecin régulateur ou d’un médecin présent sur les lieux, les sapeurs-pompiers sont habilités à pratiquer les actes de soins d’urgence suivants :
1° Administration en aérosols ou pulvérisations de produits médicamenteux auprès d’une personne présentant un tableau clinique de :
a) Asthme aigu grave lorsque la personne est asthmatique connue ;
b) Douleurs aigües ;
2° Administration par voie orale ou intra-nasale de produits médicamenteux dans le respect des recommandations de bonnes pratiques des sociétés savantes, en présence d’un tableau clinique de :
a) Overdose d’opiacés ;
b) Douleurs aigües ;
3° Administration de produits médicamenteux par stylo auto-injecteur auprès d’une personne présentant un tableau clinique de :
a) Choc anaphylactique ;
b) Hypoglycémie.
4° Enregistrement et transmission d’électrocardiogrammes ;
5° Recueil de l’hémoglobinémie. […]
Dans l’hypothèse où des actes ont été réalisés sur prescription d’un médecin présent sur les lieux ou par celui-ci, ce médecin en informe le médecin régulateur. Si la situation l’exige, notamment en cas de détresse vitale, lorsque le médecin régulateur ne peut apporter une réponse immédiate et en l’absence de médecin présent sur les lieux, un médecin de sapeurs-pompiers peut intervenir dans des conditions définies par une convention conclue entre l’établissement de santé autorisé au titre du service d’aide médicale urgente et le service d’incendie et de secours, après avis du comité départemental de l’aide médicale urgente, de la permanence des soins et des transports sanitaires mentionné à l’article R. 6313–1. […]
Art. R. 6311–18‑2. – Sont seuls habilités à accomplir les actes mentionnés aux articles R.6311–18 et R. 6311–18‑1 les sapeurs-pompiers ayant suivi une formation délivrée dans les conditions définies par un arrêté du ministre chargé de la santé et du ministre de l’intérieur.
On aura remarqué que par deux fois ce décret cite la douleur comme motif de soins d’urgence prodigués par des pompiers diplômés Ssuap. Voilà qui renvoie à de précédents textes de ce blog.
Coup d’œil au-delà de nos frontières
Le terme anglais paramedic était encore perçu, en 2000, par nombre de médecins urgentistes, notamment dans les Samu, mais aussi chez les pompiers, comme figurant une menace à repousser énergiquement. D’autant que ce mot était encore — est toujours — inconnu en France. Alors qu’il se révèle commun dans des pays aussi différents que la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada, la Suède, Israël, la Corée du Sud, le Japon, l’Afrique du Sud, etc. (la liste est longue). En tout cas, si menace il y a, elle semble plutôt, aujourd’hui en France, se dessiner sous forme d’un espoir chez nombre de fins observateurs et de décideurs en matière de secours d’urgence. C’est que notamment la démographie médicale en chute libre est passée par là ! Autrement dit, ce qui se présentait hier, aux yeux des médecins, comme inadmissible s’offre déjà aujourd’hui comme une solution face aux urgences santé.
Ici, je laisse la place à Gauthier Ranner. Alors ambulancier Smur au Samu de l’Essonne, il a un jour quitté son emploi et la France en vue de devenir, à Londres, paramedic. Fort de son expérience, il s’explique, en s’adressant à des secouristes opérationnels d’ici, tentés par le rôle d’acteurs essentiels des secours préhospitaliers.
« Qui, chez les personnels de base accros aux secours d’urgence, n’a jamais rêvé de s’exiler pour exercer la profession d’ambulancier opérationnel pour les urgences dans un pays autre que la France ? Sûrement nombre d’entre nous ! Attirés par le statut officiel et très réglementé des ambulanciers paramédicaux, par la technicité des formations et du geste protocolisé, et puis peut-être par goût de l’aventure… Vivre en réalité la série ER (Emergency Room – Urgences). Pour moi, ce fut direction Londres, à l’école du LAS (London Ambulance Service). Mais tout n’est pas simple : d’abord, la barrière de la langue, à partir d’un anglais trop approximatif ; ensuite, les problèmes d’expatriation.
Le Royaume-Uni est historiquement le pays des premiers EMT (emergency medical technicians). À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les « conducteurs ambulanciers » — quatre-vingts ans plus tard, ce terme existe toujours chez nous — furent chaleureusement remerciés pour leurs vaillantes contributions à l’effort de guerre. Sans leur témérité à porter secours sous les bombes, dans le sillage des firefighters (pompiers), la population londonienne ou de Coventry, par exemple, aurait payé un tribut beaucoup plus lourd. La presque reine Elizabeth II, engagée comme ambulancière, décida de plaider en leur faveur pour les faire doter du statut qui allait leur confier la pratique par délégation de gestes (paramédicaux) avancés. My Goodness ! Des non-médecins pratiquant des actes spécifiquement médicaux ? Même les infirmières anglaises s’arrachaient les cheveux… À l’époque, seules la pose d’une voie veineuse (pas encore aujourd’hui autorisée en France dans l’attente d’une possibilité de perfusion) et l’administration d’un peu d’oxygène furent autorisées aux EMT. Dans les années 1980, une réforme nationale officialisera peu à peu le niveau d’EMT, suivant des normes internationales propres aux techniciens ambulanciers spécialisés, en les qualifiant comme paramedics en soins primaires, avec trois années d’études théoriques et pratiques.
Côté soins préhospitaliers, « la médicalisation de l’avant » n’est pas, comme beaucoup le croient, l’apanage de la France. Dans les années 1960, pratiquement en même temps que l’expérience toulousaine du professeur Louis Lareng, l’idée de prise en charge d’un patient critique par un médecin en dehors d’une structure hospitalière avait aussi germé hors de France. L’Irlande, plus précisément la ville de Belfast, disposait de Smur locaux, les Micu (Mobile Intensive Care Unit). La réflexion était simple : déplacer le service des urgences de l’hôpital, au chevet des traumatisés graves, plutôt que de ramener des morituri à l’hôpital. Depuis, les mentalités, les formations et les techniques ont profondément évolué. Une personne d’un niveau paramédical, bien formée aux gestes et techniques d’urgence, peut prendre en charge ce type de patients. Pas en France jusqu’à présent… Encore que le Ssuap des sapeurs-pompiers s’avère prometteur.



Aux États-Unis, durant les années 1960, c’est la Heartmobile ou la Coronary Care Unit (unités de soins coronaires) qui font fureur ! New York, Colombus, Miami… : ces villes possèdent leurs Heartmobiles. Le médecin urgentiste tel qu’on le connaît n’était pas encore né, et l’anesthésiste travaillait uniquement dans un bloc opératoire sans fenêtres. Un cardiologue, le docteur Eugen Nagel, fut l’un des pionniers aux States de cette idée folle : enseigner à des non-médecins les techniques de l’ALS (Advanced Life Support - prise en charge avancée des urgences médicales). En l’occurrence, d’abord à de « braves gars », pompiers à Miami, triés sur le volet et aidés par des infirmières Critical Care Nurses (spécialisées en soins d’urgence).
Le docteur Nagel avait notamment testé et développé, bien avant beaucoup de gens, la télétransmission d’électrocardiogrammes, ainsi que des éléments de télémédecine. Les médecins présents aux Urgences du Jackson Memorial Hospital, à Miami, pouvaient assister médicalement par radio l’ambulance sur place. Cette technique de télémédecine, quasi obsolète de nos jours, fut largement abandonnée pour des raisons de budget. Maintenant, seul un bilan rapide pour information est parfois lancé vers le service receveur. En France, en 2004, des tests de télétransmission ont eu lieu sur ce genre de techniques, désuètes (sûrement en raison d’une certaine méfiance visant la paramédicalisation). Aux USA, en tout cas, la plupart des médecins concernés s’apercevaient qu’un personnel bien formé et bien protocolisé pouvait stabiliser, seul, un patient critique, et donc traiter « sur le terrain » une urgence vitale sans aide ni regards extérieurs.
Restons aux États-Unis, puisque rien ne bougeait pour les ambulanciers dans le reste du monde à cette époque. Durant le conflit du Vietnam, l’armée américaine créa des unités héliportées de techniciens d’urgence, recourant à la technique du protocole à distance et de la stabilisation des blessés critiques à évacuer sur un Mash (Mobile Army Surgical Hospital – Hôpital chirurgical mobile de l’armée). Souvenons-nous du film. Forts de cette expérience, à leur retour au pays, nombre de ces boys suivirent une formation courte de CRT (CardiacRescue Technician), l’équivalent de nos secouristes pompiers. C’est en 1976 que le département américain des Transports officialisa et démontra, dans plusieurs grandes métropoles, qu’il était possible de former aux gestes BLS (Basic Life Support) puis ALS (Advanced Life Support) des techniciens ambulanciers EMT‑A (Emergency Medical Technician Ambulance). En 1980, l’Usdot (United State Departement of Transportation) édita pour la première fois une guideline (recommandation) pour la formation des EMT-Basic, mais aussi pour celle des EMT-Paramedics, niveau le plus avancé. Au début de 1980, plus de 50 000 techniciens suivirent cette formation à travers les États-Unis. La profession était donc créée et officialisée !
Qu’est ce qu’un paramedic ? Un paramedic est un technicien ambulancier d’urgence médicale préhospitalier, qualifié pour appliquer, par délégation, des techniques médicales avancées. De l’autre côté de l’Atlantique, on nomme vulgairement ces « techniciens supérieurs » the Medics. Dans les pays scandinaves, le cursus du paramedic, le plus diplômé dans une équipe ambulancière, passe par le diplôme d’État d’infirmier. En France, il est souvent fait allusion aux paramedics comme étant des super-infirmiers anesthésistes. Une fausse idée qui arrange bien des gens. Un paramedic est avant tout un technicien ambulancier. Il n’a aucune formation en soins intra-hospitaliers, et encore moins de nursing. Par contre, les CRNR (Certified Registered Nurses Anaesthetists), l’équivalent à nos IADE (infirmiers anesthésistes diplômés d’Etat), pratiquent dans des services d’anesthésie-réanimation.



Contrairement aux Latins que nous sommes, qui privilégient les années d’études, les Anglo-Saxons focalisent sur la technicité optimale d’un personnel non médecin. Rien ne sert d’avoir un cursus énorme pour suivre un protocole médical. Les Anglo-saxons l’ont bien compris, d’abord pour des raisons évidentes de pénibilité du travail : on ne peut exiger un niveau trop élevé pour un personnel qui va servir de cheville ouvrière du système d’urgence. Comme l’a préconisé chez nous l’Association des ambulanciers Smur et hospitaliers, « il faut absolument que la formation puisse être évolutive et accessible à tous les niveaux, comme dans le monde des EMT ». L’évolution en carrières diplômantes — elle permet l’ascension des personnels, avec élévation du salaire — évite la démotivation, comme nous pouvons malheureusement le constater au sein de notre corporation ambulancière française.
Devenir EMT-Paramedic à Londres… Revenons à la formation de paramedic. Vous avez choisi votre pays, il vous faut maintenant prouver votre niveau de formation basique d’ambulancier. Chez nous, le CCA (certificat de capacité d’ambulancier) : 360 heures seulement. Sinon, vous êtes obligé de suivre la formation d’ambulancier basic EMT‑B (3 mois), ce qui n’est pas un mal, vu le niveau élevé de la formation paramedic. À Londres, suite à de nombreuses tractations et à l’accord final en France d’une subvention de prise en charge des frais, il m’a suffi de remplir une demande d’inscription et d’y joindre la copie des diplômes obtenus. Mais surtout il vous faut prouver votre niveau d’enseignement en ambulance pour obtenir un accord auprès du NHS(National Health Service), l’administration de santé du Royaume-Uni. Il m’a fallu joindre et traduire les textes officiels de l’index des matières du programme du CCA, de la FAE (formation d’adaptation à l’emploi), et qu’une autorité médicale de mon établissement (le Samu de l’Essonne) certifie et détaille la formation et la fonction d’un ambulancier de Smur, suivis d’une attestation de période d’activité supérieure à huit ans. Arrivé à Londres, tout n’est pas joué. Vous devez passer l’assessment (l’évaluation) pour être admis en cours d’EMT-Paramedic, stage one. Sans ce test, personne ne peut y prétendre. Et puis en route pour trois ans !
Première épreuve, assez simple pour qui a déjà fait face à l’urgence. Vous devez examiner un patient, faire un bilan et décider du type de traitement. Il faut aussi étudier les livres délivrés quelques semaines auparavant, et vous mettre dans la peau d’un paramedic, psychologie comprise. J’avoue que c’était déroutant : pas de médecin à mes côtés, et un stéthoscope à la main. Pour corser la chose, vous êtes face à de vrais comédiens dans un décor d’appartement au sein de l’école. Là, une femme de 50 ans environ, somnolente, assise seule, qui présentait une cyanose, des sueurs, une dyspnée aiguë, un pouls rapide… E, A, B, C, D (Exposure, Airway, Breathing, Circulation, Disability). À vous de jouer !



Cette première évaluation terminée, bienvenue au club ! Avec 350 heures de cours sur deux mois et demi, ponctuées de 150 heures de stages en ambulance et aux Urgences hospitalières. En tout, quatre mois de formation intensive en 1998. Les cours ont lieu en amphithéâtre au sein du centre de formation de Fulham, l’établissement de formation pour la région de Londres. Une vingtaine d’élèves par session pour environ six instructeurs sur la totalité des cours, sans compter les différents médecins intervenants.
Au cours du stage one, vous vous goinfrez d’anatomie, de physiologie et de pathologie, et le tout en anglais, please. De l’homéostasie aux mitochondries en passant par le potentiel hydrogène, il faut s’accrocher car tout va très vite. Vous devriez avoir déjà tout révisé avant les cours sur vos bouquins. Il est certes préférable d’avoir suivi un cursus paramédical pour suivre le niveau, mais avec de la persévérance vous accéderez au stage two après obtention de l’assessment 2. QCM de rigueur, questionnaires et entretien avec votre tuteur pédagogique, seront votre pain quotidien à chaque fin de session. Le plus étonnant, ne souriez pas, c’est l’un des tests pratiques : il faut effectuer 3 réanimations cardio-pulmonaires basiques sans aucune faute (insufflateur et massage cardiaque), en étant monitoré par ordinateur durant 3 minutes. Une côte cassée sur les 300 massages, ou une insufflation trop courte, ou stomacale, et vous êtes bon pour retourner muscler vos bras…
Le stage two est peut-être plus ludique pour l’ensemble des étudiants. Interprétation d’électrocardiogrammes ; pharmacologie et protocole d’administration (voie veineuse, etc.); management des voies aériennes (intubation, etc.) ; les différents chocs ; protocole de réanimation cardio-pulmonaire avec cardioversion, ACLS (Advanced Cardiac Life Support) ; management des traumas, initiation à la PHTLS (Pre Hospital Trauma Life Support) ; pédiatrie et management (perfusion intra-osseuse, etc.), initiation à la PALS (Pediatric Advanced Life Support) ; et encore beaucoup de choses aussi intéressantes les unes que les autres.
Comme après chaque stage, vous devrez réussir les évaluations QCM, les questionnaires et les différentes épreuves pratiques (25 intubations, 25 voies veineuses, 3 managements de RCP avancée, de pédiatrie, et une situation de catastrophe en milieu réel).





Enfin le grand moment : vous êtes lâché durant un mois en stage en milieu hospitalier (au bloc et aux urgences), et à bord d’ambulances avec un paramedic confirmé comme tuteur. À l’issue et l’obtention de l’ensemble des stages one, two, three, vous êtes full qualif. On vous offre votre paramedic bag tout équipé, votre écusson et le fameux diplôme, et vous pouvez prétendre à un poste d’EMT-Paramedic sur la région. Attention ! votre diplôme n’est valable que sur le comté de Londres, et seulement pour une durée d’un an. Le recyclage de 80 heures annuelles est obligatoire. Il reste une épreuve difficile à passer chaque année, gage de votre professionnalisme et de vos compétences y compris en abord psy.



Si vous ne maîtrisez pas la langue de Goethe ou de Shakespeare, vous pourrez toutefois vous consoler avec la Suisse ou le Québec. Le Québec fait des appels d’offre en France depuis déjà longtemps pour le métier de technicien ambulancier. Un an de formation de base. En Suisse, c’est au bout de trois ans, ponctués de nombreux stages tutoraux, que vous pourrez recevoir le fameux « Ambulancier diplômé d’État ».
Ils sont partout sauf en France. La plupart des pays riches et industrialisés ont choisi cette méthode de prise en charge préhospitalière ; certes pour des raisons budgétaires, mais aussi à la faveur d’une infrastructure hospitalière développée. En effet, le système de paramédicalisation s’appuie essentiellement sur les capacités d’accueil des services d’urgence, et sur les plateaux techniques complets des trauma centers à l’anglo-saxonne. La France ne pourrait pas à l’heure actuelle procéder à un changement radical de politique hospitalière, en démocratisant la paramédicalisation d’un coup de baguette magique. Il faudrait bien sûr former les tout nouveaux intervenants quels qu’ils soient (IDE, CCA, SP), et surtout remanier la carte et les structures hospitalières. Un éventuel service d’accueil des urgences devrait pouvoir recevoir en même temps, un nombre important de patients critiques, sans le besoin de rechercher de places. Les personnels des Smur en Région parisienne connaissent bien le problème actuel !
Les Samu, eux, se montrent encore frileux — pour des raisons évidentes de conservatisme, sous couvert de leurs dix ans d’études de médecine, après quoi, bien sûr, on sait tout. Même dans un fossé à 3 heures du matin devant un homme qui a pris trois balles dans le thorax ? regardons plutôt vers ces unités médicales des Services d’incendie et de secours : elles ont déjà sous la main de bonnes ébauches concernant la chose.
Quoi qu’il en soit, si vous souhaitez partir à l’étranger avec ou sans votre CCA, voir une FAE ou un DE d’infirmier, il vous faudra de solides bagages pour vous aventurer en terrain Medic. Il est recommandé de débuter comme technicien des urgences, et même avant de déja vous essayer à quelques formations nouvelles en France, reconnues internationalement pour tous les personnels en extra-hospitalier : la PHTLS (trauma) et l’ACLS (cardio). Il est regrettable que chez nous ces formations, trop discrètes, ne soient pas encore certifiées par les sociétés savantes, et admises pour l’ensemble des acteurs de l’aide médicale urgente française.
Bon courage ! »
Vers une première étape de conclusion
On l’aura compris : dans les nombreux pays qui ont adopté le système « techniciens ambulanciers plus paramedics », pas question d’envoyer des médecins sur un accident de la route ou un malaise cardiaque. Les docteurs en médecine urgentistes, en Angleterre par exemple — Gauthier Ranner me l’a confirmé, tout comme la direction du London Ambulance Service —, ne le souhaitent pas eux-mêmes, prétendant qu’un paramedic a acquis une formation tout à fait adaptée à tous les cas de figure. Exception : des masses de blessés (gros incendie, déraillement, attentat, etc.). Là, le tri des victimes et les directives de prise en charge sont réservés à l’autorité médicale. Sinon, son champ essentiel d’activité : l’enseignement constant et le contrôle sans faille auprès des stagiaires en formation.
Le document le plus percutant à ce jour, entre autres productions, pour donner du lustre aux paramedics : un film de 1999, réalisé par Martin Scorsese, avec Nicolas Cage et Patricia Arquette. Son titre : À tombeau ouvert. Rendez-vous dans l’un des quartiers les plus chauds de New York. Frank, stétho autour du coup, y agit dans l’urgence totale, hanté par toutes les vies qu’il n’a pas pu sauver.
Question : n’y a‑t-il pas, avec des pompiers formés aux Ssuap (secours et soins d’urgence) — mieux encore : avec les nouvelles possibilités de nos infirmiers(ères) protocolisé(e)s ou en pratique avancée — un évident rapprochement avec un système où l’on n’attend plus un médecin, quand les minutes comptent, pour « désamorcer la mort et relancer la vie » ?