Lectrice ou lecteur, qui de vous à moi me faites le plaisir de lire cet article écrit en 2023, laissez-moi vous transporter en 2030 — pour ainsi dire, après-demain… Disons le 31 juillet, sur le coup de 6 heures du soir. En route pour des vacances bien méritées, vous avez choisi de faire étape en famille, hôtel retenu, dans un bourg aussi charmant qu’attractif, qui compte un gros millier d’habitants. Classique et sans histoire, comme le pays en compte tant, entre zones suburbaines et étendues rurales. Soudain — cela peut arriver à n’importe qui —, vous voici projeté/e vers ce qui va se révéler comme un drame. Sur la bretelle de sortie d’une autoroute, après des heures de circulation difficile pour cause de « grand départ », vous voici enfin à quelques encablures de votre destination. Mais un méchant encombrement vous oblige à l’arrêt complet. C’est un accident ? Certes.
Trombes d’eau ; orage dont le tonnerre éclate à répétition, sec et tranchant ; zébrures d’éclairs sur la cime des arbres alentour. Ce serait en soi une bonne chose à la suite de trois mois sans une goutte d’eau, qui a fini par rendre sableuses les meilleures terres. Mais, à cet endroit-là, s’imposent alors les risques d’un accident. Et voici que, avec quelques autres témoins qui ont quitté leurs véhicules, vous vous retrouvez bientôt à portée de main d’un motard carrément encastré, avec son gros cube, sous un 35-tonnes en travers de la route. Le malheureux perd connaissance à force d’atroces douleurs. Son casque apparaît déformé ; ses protections en cuir, lacérées. Et puis, os brisés, viscères éclatés, muscles écrasés, ligaments distendus, vaisseaux sanguins sectionnés : tout cela est à redouter. J’ai, une seule fois, pu imaginer ce genre de tableau interne au chevet d’une victime. Le pire : quand la respiration se fait agonique.
Déjà, de discrètes flammes prennent naissance dans un filet d’essence répandu sur le bitume. « Vite, les pompiers ! » : oui, mais c’est bien sûr ! L’exclamation se veut unanime, et des portables sortent des poches. Quel numéro, au fait ? Vous avez retenu le 112 ? Bien : il s’agit du numéro européen d’urgence qui a pris place au côté du 18 (pompiers), du 15 (Samu) et du 17 (police ou gendarmerie).
Avec votre appel, ça y est : la nature inquiétante de l’accident est indiquée, le lieu précis également. Et, face à ce qui n’est rien de moins qu’une question de vie ou de mort, votre espoir d’un prompt secours vous rassérène… Jusqu’à ce que, entre angoisse, incertitude et indignation, vous n’en croyiez bientôt plus votre montre. Car vous voilà aux prises avec une invraisemblable attente d’une action salvatrice qui ne vient pas. En fait, vous pouvez espérer un détachement de pompiers au top de la compétence opérationnelle. Oui, mais il vient du diable vauvert ! C’est que, en ces jours d’intense chaleur, seulement refroidis le temps d’un violent orage, la forêt flambe dans la région, et tout ce qui compte en matière de secours se voit mobilisé pour des interventions prioritaires et massives. (Comparaison avec 2003 : quand la canicule avait emporté 15 000 vies de personnes âgées, et le feu, quelque 60 000 hectares de forêt.) Pour faire bon poids, ajoutons les accidents « ordinaires » provoqués, comme à l’accoutumée, par le chassé-croisé entre juillettistes et aoûtiens…
Voilà vingt-cinq minutes déjà que vous avez appelé les secours. Vous ou d’autres avez renouvelé l’appel. Chaque fois, une voix assurée, rassurante, a certifié que la demande était prise en compte. Chaque fois, vous avez espéré une intervention imminente. En vain. Même une unité médicale hospitalière, arrivée sur place dans un bon délai, ne pourrait intervenir : c’est que seuls des pompiers, avec un matériel adapté, seraient à même de dégager le blessé du magma de ferraille froissée, d’huile dégoulinante et d’eau boueuse qui empêche de l’atteindre facilement. D’autant que la menace d’incendie se précise, retardée par l’utilisation approximative de deux extincteurs extraits de voitures. Un drame dans le drame, en somme !
Indispensables… irremplaçables
Il y a encore dix ans, désincarcération et prise en charge de la victime auraient été assurées par une équipe de pompiers volontaires de la commune, regroupés en cinq minutes sous l’effet d’appels sélectifs individuels par bipeurs. Mais une triste réalité s’impose : le centre de secours local se trouve « fermé » en journée, faute de relève des derniers engagés, « atteints par la limite d’âge ». Et, comme la plupart des habitants de ce gros bourg, y compris les volontaires restants, travaillent loin de là, le centre ne peut plus assurer que les gardes de nuit. Quant à la Direction départementale Incendie-Secours, elle a d’autres préoccupations que de le maintenir coûte que coûte. Il s’avérait certes utile, mais trop difficile à gérer. Donc, seule solution : attendre des secours venus de 20 kilomètres, si ceux-là ne sont pas déjà engagés ailleurs. Alors, ce serait 33 kilomètres…
Mauvais rêve sur fond de pessimisme dans l’anticipation de l’avenir ? risque-t-on de penser. Exagération ? Possible. Sauf que, à l’horizon 2030, le risque de disparition de secours de proximité viables, rapides et efficaces ne peut passer pour une pure fiction au vu de prémices décelées dans des réalités d’aujourd’hui. En fait, ce que l’on est fondé à craindre, c’est carrément un effondrement du nombre et de la disponibilité des pompiers volontaires sur de larges étendues géographiques. Ces citoyens engagés dans leurs communes au service de tous, instruits et entraînés pour intervenir « en cas de malheur », seuls ou aux côtés de professionnels, les connaissez-vous vraiment ? Savez-vous ce qui les « fait courir » ? (Allusion au tableau de Gustave Courbet Pompiers courant au feu.) Avez-vous réalisé pourquoi ils passent pour indispensables, et même irremplaçables ? Et s’ils étaient promis à la ramasse ? Je vous prie, au cas où vous ressentiriez quelque hésitation dans votre approche du sujet, de ne pas écarter trop tôt votre attention de cet article.

Car, devant un tel risque et pour l’information du public, il arrive que des journalistes aillent, dans l’exercice de leur profession, à la rencontre des pompiers en général, et du volontariat en particulier, au point même de s’engager dans ses rangs. Ce fut — exemple emblématique — le choix du regretté Jean Schmitt, connu jusqu’en 2000 comme directeur de la rédaction à l’hebdomadaire Le Point, romancier et trompettiste de jazz. À l’heure de la retraite, il devint, pour hélas trop peu d’années (par équivalence avec son grade d’officier de réserve dans la Marine nationale), capitaine (civil) au Service d’incendie et de secours de la Lozère, placé alors sous le commandement du colonel Francis Robert. Son job : forcément, la communication ! Au point de faire la voix off de terrain pour des reportages de TF1 face à un violent feu de forêt, plutôt rare dans ce département. C’était en 2003, une année de tous les excès de chaleur, sur le causse Méjean.
À l’évidence, là encore moins qu’ailleurs, les finances départementales ne pourraient supporter une professionnalisation importante. Donc, les volontaires répondent aux appels tous azimuts. Bien entendu, des besoins évidents ont fini par exiger quelques postes de « pros » (pas toujours directement opérationnels) et une augmentation du nombre de Pats (personnels administratifs et techniques).
Avec un dernier texte confié au Service Incendie-Secours de la Lozère, « Jean » a saisi le cœur même de l’engagement volontaire au sein de sa terre d’élection, l’une des moins peuplées, certes, mais traversée, autoroute oblige, par une belle part des migrations de vacances. Et qui accueille, dès que le temps leur sourit, des cohortes de touristes et d’amateurs de sports extrêmes. Nous ne pouvions assurément pas envisager meilleur propos pour honorer l’élan civique d’hommes et de femmes de nos terroirs, engagés pour aider, protéger, sauver…
« Ce sont vos voisins, peut-être vos amis, vos fils ou vos filles… Ce sont 750 volontaires qui, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sont prêts à venir à votre secours, par civisme, par dévouement, par devoir. Derrière le chiffre 18, sur votre cadran téléphonique, se cache la crème de la nation, ceux qui croient encore que l’entraide est une vertu et le courage une évidence.
« Ces garçons — ou maintenant ces filles — qui quittent maris, épouses, famille au cœur de la nuit, qui baissent le rideau de fer en pleine saison, ou abandonnent leur emploi[quand c’est possible] pour rejoindre leur centre de secours, sauter dans les bottes et coiffer le casque couleur argent, ce sont des Lozériens qui volent au secours de Lozériens — quand ce n’est pas, par exemple, de vacanciers accros de l’escalade.
« Quelque 75 000 habitants seulement, et 760 volontaires. Plus de 1 % de la population, vieillards et nourrissons compris. Une sorte de record. Donc 98 % de volontaires dans ce corps départemental de sapeurs-pompiers : c’est un autre record.
« Vingt-huit casernes réparties sur les 5 000 kilomètres carrés du département assurent 4 500 « sorties » [départs en intervention] par an dans une région accidentée, couverte à 50 % de forêts, où l’habitat dispersé rend tout si difficile.
« Près de 16 000 appels de tous ordres arrivent en une année au Codis (Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours), à Mende. Collisions sur la route, blessés à domicile, inondations, malaises dans la rue, suicides, et puis l’été les innombrables accidents de sports extrêmes pour lesquels interviennent les hommes en rouge du Grimp (Groupe de reconnaissance et d’intervention en milieux périlleux), qui acrobatiquement vont décrocher l’escaladeur blessé au sommet d’une falaise, repêcher l’amateur de canyoning dans les tourbillons, ou l’imprudent tombé au bas d’une gorge sauvage.
« Bref, plus de la moitié des opérations ne concernent pas le feu, mais l’assistance aux personnes… et même parfois aux animaux !
« Nuit et jour sonne le 18 à côté des écrans sur lesquels veillent les techniciens du Codis. Nuit et jour, des sapeurs-pompiers vivent avec leur bipeur à la ceinture, qui tintera lorsque le malheur aura frappé.
« Et puis, il y a ces épouses admirables — et désormais ces époux — qui acceptent des loisirs en famille sabordés, des vacances tronquées, des retours où l’épuisement rend la parole si difficile. Il y a aussi ces employeurs qui, civiquement, généreusement, supportent que certains de leurs salariés quittent leur travail pour aller désincarcérer d’une carcasse tordue, dans le sang et l’horreur, des blessés prisonniers d’un véhicule qui peut exploser à tout moment.
« Pour les nuits de garde, pour les jours de formation, pour l’entraînement comparable à celui des commandos, pour les risques encourus et les maigres récompenses, il arrive que les pompiers volontaires reçoivent une bouffée de reconnaissance. Comme ce soir d’août 2003 [lors de feux de forêt exceptionnels en Lozère], où vous applaudissiez au passage d’une colonne qui descendait du front pour quelques heures de repos.
« Vous applaudissiez ces hommes — et femmes — au visage noirci, aux tenues maculées, qui le lendemain remonteraient combattre sans aigreur, sans états d’âme, juste pour accomplir leur devoir.
« Lozérien honoré d’avoir été coopté par vos sapeurs-pompiers, je suis fier de côtoyer les meilleurs de vos enfants. »
Proximité, continuité, efficacité
Toutes les 7 secondes ! Le chiffre est là, qui ressort des statistiques officielles du ministère de tutelle (l’Intérieur). Incontournable, comme l’on dit. De quoi savoir, en tout cas, qu’en France, dans les 60 minutes qui viennent — top ! —, plus de 550 fois les sapeurs-pompiers auront répondu à un appel au secours. On les aura alertés (par le 18 ou le 112) parce qu’« il y a le feu », redoutable menace de toujours contre les personnes et les biens… Alertés parce qu’une nuisance aux allures de pollution, méchante dérive de notre monde industrialisé, rend toxique l’air ambiant… Alertés parce qu’une inondation envahit villes et villages, ou qu’une tempête jette à bas arbres, toitures et lignes à haute tension (on se souvient de la fin décembre 1999 !)… Alertés parce que — c’est le quotidien — un accident vient de se produire, pouvant faire une ou plusieurs victimes d’emblée fragilisées : sur la route, sur un chantier, dans un stade, sur un plan d’eau, ou tout simplement au coin de la rue, voire à domicile (accidents domestiques en constante augmentation !)… Alertés aussi parce que quelqu’un qui la minute d’avant n’allait pas mal se voit terrassé par un malaise cardiaque ou une hémorragie cataclysmique. Ils interviennent alors, tel le poste avancé d’une unité hospitalière mobile. Qui, elle, vient parfois de bien loin.
C’est pourquoi, côté urgences santé, et surtout à distance de tout centre hospitalier, même si c’est le Samu qui a été alerté (par le 15 ou le 112), il y a gros à parier que les premiers intervenants sur les lieux de l’évènement jailliront quand même de « camions » rouges (ou jaunes). Notamment, de VSAV (véhicules de secours et d’assistance aux victimes ; anciennement VSAB, véhicules de secours aux asphyxiés et blessés). Tout bonnement parce que le médecin régulateur du Samu-Centre 15 aura fait « déclencher » une équipe — vive, alors, la proximité ! — d’hommes et/ou de femmes habitués de la première ligne sur tous les mauvais coups du sort ou des dérives humaines. C’est qu’il s’agit alors de parer au plus pressé ; d’établir un « bilan » fiable de l’état de la (des) victime(s), transmis par radio à une oreille médicale ; d’assurer les premiers gestes utiles, à l’aide d’un matériel adapté. En tout cas, d’empêcher – autant qu’il est possible – l’aggravation des lésions ; puis d’évacuer la ou les victimes — mises en conditions de transport — vers l’hôpital de rattachement. Cela quand la venue d’une unité mobile hospitalière, une Smur (Structure mobile d’urgence et de réanimation), n’est heureusement pas indispensable. Sinon, il devient impératif de l’attendre. Normal !

À noter qu’il est de plus en plus possible de compter d’emblée, à la suite des premiers intervenants (secouristes opérationnels), sur une montée en puissance de moyens et de compétences, grâce à une paramédicalisation (infirmiers/ères protocolisés/ées), voire à une médicalisation — trop rare, hélas ! — par un praticien sapeur-pompier. Il s’agit là, dit-on, d’une « réponse graduée », en fonction de la gravité. Laquelle, m’est avis, ne peut se voir déterminée à partir d’un premier appel de témoin, dont les données peuvent évoluer à tout instant. Alors, temps perdu ! Donc, considérons que « qui peut le plus peut le moins », du plus grave au plus bénin :c’est ce qui a été bien compris dans nombre de pays dont les secours ambulanciers d’urgence reposent sur des emergency medical technicians (EMT) et paramedics. Ces derniers ne sont ni médecins ni infirmiers(ères), mais seulement, à la suite de deux ou trois années d’études (selon les pays), des spécialistes de la prise en charge de l’urgence tous azimuts. (Voir l’article À l’image des paramedics.)
À Londres, j’ai eu le « plaisir », trois fois, d’être accueilli au London Ambulance Service, puis d’avoir suivi (comme observateur) l’un de ses équipages. J’ai vu pratiquer, chez un enfant en état de choc, une perfusion intra-osseuse. Incroyable, cet acte dans un espace public, sans même la présence d’un médecin spécialiste ! N’envisageons pas un généraliste « ordinaire » : il n’aurait su que s’abstenir.
Il est à retenir que, au Royaume-Uni, les services ambulanciers d’urgence dépendent du NHS (National Health Service / ministère de la Santé). Alors qu’aux États-Unis, par exemple à New York, Los Angeles, etc., les paramedics appartiennent aux Fire Departments (sapeurs-pompiers). Évidemment, ils sont complètement versés dans le secours à victimes, et la lutte anti-incendie n’est pas leur affaire. Ce qui l’est néanmoins, en cas de « gros feu », c’est le soutien sanitaire aux équipes de firefighters (combattants du feu).
Professionnels / volontaires : une évidente complémentarité
Question : pourquoi, chez nous, les pompiers arrivent-ils bons premiers aux palmarès de la popularité des professions ? Sans doute parce qu’ils passent a priori pour le recours évident, comme d’instinct, dès qu’a frappé le malheur en sa brutalité. Une profession ? Bien sûr, mais le mot ne convient vraiment qu’à une minorité d’entre eux. C’est que, pour huit sur dix, il n’est justement pas question du métier qui les fait vivre, mais d’un engagement civique en marge de leur activité professionnelle habituelle.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. À la BSPP (Brigade de sapeurs-pompiers de Paris), 8 000 militaires (pour la capitale et sa petite couronne) ; au BMPM (Bataillon de marins-pompiers de Marseille), 1 700 autres (pour la cité phocéenne et son immédiate périphérie). Ajoutons les 1 500 hommes des UIISC (Unités d’instruction et d’intervention de la Sécurité civile), militaires eux aussi, mis à la disposition des autorités de tutelle lors de situations dites « de crise » (gros feu de forêt, inondation inattendue, risque chimique, secousse tellurique, etc., y compris à l’étranger). Et puis, sur l’ensemble du pays, 41 000 professionnels (civils), fonctionnaires territoriaux, surtout affectés dans les grandes villes. Quant aux gros contingents, comptez près de 200 000 volontaires. Des citoyens « ordinaires » engagés en renfort de professionnels, ou sur 70 % du territoire comme acteurs immédiats de proximité, toujours sous l’autorité des Sdis (Services départementaux d’incendie et de secours). Côté finances (hors structures militaires d’État), les Services départementaux d’incendie et de secours (Sdis) les perçoivent, pour 59 %, des conseils départementaux ; pour 41 %, des communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).
Retour « au terrain »… Prenez, dans le Sud, cette petite ville de 2 000 habitants. Entourée de forêts sensibles au feu dès mars, comprenant un terrain de camping archibondé en juillet-août, située à proximité d’un tronçon d’autoroute ultra-fréquenté, son coquet centre de secours dispose essentiellement d’un fourgon-pompe tonne, d’un camion-citerne feux de forêt et d’une ambulance (véhicule de secours et d’assistance aux victimes). Autrement dit, un « poste avancé » indispensable entre deux villes éloignées de 25 kilomètres de part et d’autre. Il aligne un effectif de 35 volontaires, qui réussissent — perpétuel tour de force —, même aux heures de la journée où chacun(e) peut se voir retenu(e) par son activité professionnelle (souvent à distance), à maintenir tout temps dans la commune une équipe de quatre hommes et une femme (dont obligatoirement un conducteur poids lourd). Leur réaction sera immédiate au premier « bip » déclenché du Codis (Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours), au chef-lieu du département, où tombent les appels du 18, du 15 et du 112. En voiture, à deux-roues (sans priorité, alors), ou simplement, pour les plus proches, à belles enjambées, ils rappliqueront au centre de secours. Le temps de s’équiper, et en cinq minutes — toujours trop longues ! — ils auront embarqué dans l’un ou/et l’autre des engins ; ils fonceront, avertisseur deux-tons et gyrophare en action, vers là où ça brûle, là où ça fait mal, là où ça menace.
Et voilà qui n’est pas dissociable du fait que ce genre d’unités composées de volontaires — le nombre d’interventions (deux en moyenne par semaine) ne pouvant justifier l’affectation permanente de professionnels —, c’est aussi des groupes humains ancrés dans une Histoire partagée. Carrément un signe, un repère, qui enrichit concrètement la vie locale. Et qui à l’occasion en demeure la seule expression dynamique. De quoi allier le côté associatif plutôt bon enfant, festif même, à une « caserne » affichant pourtant le souci constant d’un service public de bon niveau. Soucis de la formation, des recyclages, des concours, mais aussi de réveils chez soi au creux de la nuit. Sûrement pas d’abord par appât du gain, à 10 euros l’heure d’intervention !
Un nombre suffisant de sauveteurs de cette trempe (on ne lutte contre le feu, on ne secourt qu’en équipe) ; un temps de regroupement dans les centres de secours aussi court que possible après l’alarme ; un savoir-faire au-dessus de tout soupçon : voilà le triple défi à relever quand les minutes comptent double. Différence, de taille, avec les professionnels : si ces derniers, de garde, peuvent « décaler » (le verbe pour « partir en intervention ») dans la minute, les volontaires, eux, sont le plus souvent, à l’instant de l’appel, occupés — redisons-le — à gagner leur vie dans les professions les plus diverses, à compléter des études, à mener leur existence personnelle et familiale, ou encore à « faire la fête », sinon à « cultiver leur jardin », au sens large du terme, voire à rêver au creux de leur lit. À moins qu’ils ne se trouvent en garde postée à la caserne, surtout de nuit et aux week-ends.
Un défi majeur qui porte un nom : disponibilité. C’est le maître mot, mais encore faut-il l’entendre en accord avec une multiplicité de situations concrètes. Car si tel volontaire d’une petite ville de la Somme aura pu plaquer là les siens et ses invités en plein réveillon de Noël au tintement de son bipeur, pourrait-il un jour suivant, à 7 heures du matin, sous la pression d’un autre appel, abandonner son poste à la boulangerie industrielle où il travaille ? Non ! Malgré ces quelques nouvelles possibilités de dédommagement financier des employeurs ayant recruté des pompiers volontaires (à la suite d’années de pressions de leur Fédération nationale), les entreprises, les administrations même, ne peuvent pas forcément — ou ne veulent tout simplement pas — supporter ce genre d’absences appelées à se répéter. C’est que difficultés économiques ou/et ignorance du concept d’« entreprise citoyenne » ne sont jamais bien loin…
Enjeux et défis : les dossiers des pompiers sont ceux de tout le monde
Nous avons essentiellement abordé dans ces lignes les aléas du volontariat ; autant dire de l’élan citoyen au service d’une cause civique. Et seulement cela, parce qu’une communication ponctuelle — tous les journalistes le savent — ne doit, ne peut s’articuler qu’autour d’un seul message. Or, celui-ci apparaît comme le plus prégnant en termes d’avenir et de dialogue entre sauveteurs-secouristes et grand public, dans le droit-fil de l’article 1 de la loi du 3 mai 1996, dite « de développement du volontariat dans les corps de sapeurs-pompiers » : « Les sapeurs-pompiers volontaires participent aux missions de sécurité civile de toute nature qui sont confiées sur l’ensemble du territoire aux services d’incendie et de secours. »
Pour autant, de nombreux autres dossiers n’ont pas été — ne sont pas — sans retenir l’attention, puis l’énergie en termes de représentation auprès de la puissance publique des 41 000 pompiers professionnels, comme de ces quelque 200 000 engagés volontaires (hors du métier qui les fait vivre), alias « le peuple pompier », émanation pure et simple de la France immanente. À l’image, mutatis mutandis, du peuple en armes (mais pacifique, celui-ci) de l’an II. De quoi alors admettre qu’il s’agit de l’affaire de tous.
Il n’est que d’aborder un tant soit peu l’histoire de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers pour saisir d’emblée que c’est elle qui a largement suscité, discuté, accompagné, mis en œuvre, depuis 1882 (!), circulaires, arrêtés, décrets et lois à l’origine de la protection civile, puis de la sécurité civile. Avec, à la clé, l’évolution des corps de sapeurs-pompiers, comme de leur adaptation aux risques nouveaux à mesure que ceux-ci se faisaient jour. Tels ceux de la route, qui se multiplièrent dans les années 1970 — 16 545 tués (le record en France de la mortalité routière) et 388 363 blessés en 1972. Hors les pompiers, encore mal équipés, et aux week-ends les équipes secouristes de la Croix-Rouge avec leurs timides postes de secours sur les grands axes, rien ni personne n’avait anticipé la moindre réponse rationnelle au désastre. Et c’était alors dans le désert que prêchait encore le professeur Marcel Arnaud, neurochirurgien, chirurgien chef aux Hôpitaux de Marseille, promoteur en France du secours routier, qui obtint enfin la tenue d’assises de chirurgie sur le thème « Les polytraumatisés de la route ». Il y stigmatisait « l’impéritie des autorités qui n’ont rien fait pour que dès “le pied de l’arbre” soit désamorcée la mort et relancée la vie ».
Croyez bien que, tant en matière de lutte contre l’incendie que de protection des populations ou de ce secours aux personnes que nous avons ici évoqué, rien, en France, ne fut facile. Et, en dépit des progrès accomplis, aujourd’hui encore le doute s’instille chez de fins observateurs, ne serait-ce que par comparaison avec nombre de pays développés.
Dernier texte législatif qui compte : celui dit « de modernisation de la sécurité civile », adopté le 13 août 2004. En ses articles 2, 3 et 4, il lie comme des partenaires, face aux risques, les pompiers et tous les citoyens : « Les missions de sécurité civile sont assurées principalement par les sapeurs-pompiers professionnels et volontaires des services d’incendie et de secours […]. La politique de sécurité civile doit permettre de s’attaquer résolument aux risques en les anticipant davantage, de refonder la protection des populations et de mobiliser tous les moyens encourageant les solidarités. […] Toute personne concourt par son comportement à la sécurité civile. En fonction des situations auxquelles elle est confrontée et dans la mesure de ses possibilités, elle veille à prévenir les services de secours et à prendre les premières dispositions nécessaires. »
Cela est bel et bon… Encore faut-il que les demandeurs de secours soient véritablement placés, tout comme les victimes, au centre du système. On peut en douter quand on se souvient de ce qu’écrivait, dans les années 2010, Richard Vignon, ancien président de la Fédération des pompiers, par ailleurs alors directeur du Service d’incendie et de secours de Seine-et-Marne (puis devenu préfet). Il n’y était pas allé par quatre chemins pour établir un état des lieux : « Le système actuel du secours à victimes est à bout de souffle. Il est beaucoup trop complexe et manque de souplesse. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour dire que la situation se révèle préoccupante. Personne ne se trouve à l’abri de graves dysfonctionnements. Certains territoires sont mal couverts ; d’autres le sont trop. […] Il faut que, territoire par territoire, on examine quels sont les différents acteurs des urgences en présence et que l’on définisse quelles misions ils peuvent accomplir en complément les uns des autres. Or, je constate que le ministère de la Santé mène, avec les Samu, ses réflexions dans l’ignorance de l’action des services d’incendie et de secours. Pourtant, les sapeurs-pompiers sont, en France, le service public qui réalise — et de loin — le plus grand nombre de secours aux personnes. Nous ne sommes donc pas des acteurs supplétifs. Il serait temps que l’on tienne compte de notre maillage géographique, à nul autre pareil, même en dépit des regrettables fermetures de petites casernes servies par des volontaires. Car nous pouvons apporter des réponses efficaces à des coûts intéressants pour les finances locales. Cela relève de la logique d’aménagement du territoire. Dans les zones reculées de montagne, en raison du faible nombre de nos interventions, il est inutile de mettre en place une garde ambulancière privée. C’est du gâchis. Pourquoi ne pas confier cette mission aux pompiers, qui peuvent à la fois y assurer les interventions urgentes et les transports sanitaires sans urgence. En revanche, en zone urbaine, nos moyens ne sont pas destinés à faire du transport sanitaire en cas de carence, trop fréquente, des entreprises privées d’ambulance. »
Eh bien, voilà l’un des éléments de ce qu’il est convenu d’appeler « la guerre des urgences ». Depuis trente ans, quel journal, quelle émission ayant « sorti » un dossier sur le sujet ne l’a‑t-il pas titré ainsi ? À partir d’enquêtes qui toutes ont mis en lumière des manquements incroyables à une règle qui devrait s’avérer intangible dans un pays moderne : coordination / rapidité / efficacité / moyens adéquats. En un mot : rationalité ! Il semble que « ça vient ».
Un cas révélateur
Arrêtons-nous à ce fait-divers retentissant, certes rarissime, mais qui, lui, n’est pas une fiction : une nuit, dans une petite commune de la Région Centre, un homme, durant des heures, allait chez lui s’enfoncer doucement dans la mort sans recevoir la moindre assistance, malgré plusieurs appels désespérés de son fils d’une dizaine d’années au 18 (il connaît les pompiers). Chaque fois, basculement vers le 15 (un malade à domicile, c’est pour le Samu !). Oui, mais le Samu, compte tenu des indications de l’enfant (sans doute maladroites, au point de ne pas laisser percevoir une urgence absolue), opère un simple transfert vers un médecin généraliste du secteur (alors de garde, quand celle-ci était encore obligatoire), mais dont la ligne demeure occupée, ou sur répondeur. Résultat : néant. Et le découragement gagne l’enfant, submergé par l’effroi, au chevet d’un père dont il finit par croire qu’il s’est endormi. Tout cela à quelques centaines de mètres du centre de secours de la commune, lequel disposait d’un véhicule de secours et d’assistance aux victimes (VSAB) tout à fait aux normes et d’un personnel (volontaire) apte à rejoindre le centre en quelques minutes, puis à intervenir en prompt secours.
À noter qu’une défaillance du même genre, on le sait, n’a pas été sans se répéter ici ou là (même à Strasbourg…). Plus ou moins relayée médiatiquement, selon les impératifs du moment en matière d’abondance de l’info. Ah ! l’information du grand public… Mais qui, dans le flot médiatique, irait s’intéresser vraiment à la survie possible d’un citoyen anonyme et « oublié » ? Et puis, à ne jamais perdre de vue, jusque chez les acteurs de l’Urgence : « Selon que vous serez puissant ou misérable… »