Mont Sainte-Odile, le 20 janvier 1992 à 19 h 21. Sur ses pentes, un Airbus A320 de la compagnie Air Inter 1, en approche de l’aéroport de Strasbourg, vient de s’écraser. Le bilan de la catastrophe s’établira à 87 morts et 9 survivants (dont 2 enfants : 8 ans et 13 mois). Funeste souvenir largement partagé : les secours finiront, bien sûr, par arriver… mais comme les carabiniers.
Résonance médiatique de longue portée à partir de La Nuit du mensonge (la vérité sur la catastrophe du mont Sainte-Odile), chez Albin Michel. Un livre-témoignage de Jean-Pierre Stucky (TF1) et Francis Guthleben (quotidien L’Alsace). L’enquête de ces deux journalistes, aussi implacable que minutieuse, et nourrie d’abondants témoignages, révèle plusieurs causes à l’incompréhensible retard des secours qui hante encore nombre de mémoires… Entre autres, une dysharmonie évidente, et qui remontait à loin, entre Samu et Direction des sapeurs-pompiers. Ça fait froid dans le dos, à la mesure même du temps de ce soir-là dans la région.
Retour sur « le terrain » avec France Info Grand Est
Voilà une situation tellement incroyable qu’elle s’impose comme un cas d’école pour bien des observateurs, et surtout des acteurs du secours en grandes dimensions. Mais sûrement pas pour les décideurs appelés cette nuit-là à lancer vers le lieu du crash des équipes semblant plutôt mal coordonnées, mal dirigées. Relisons, à partir de France Info Grand Est, la relation des faits. Avec des propos pris sur le vif de Jean-Pierre Stucky, alors correspondant de TF1 en Alsace. Le voici parmi les tout premiers témoins sur place dans une attente désespérante des secours. Seule clarté dans une nuit d’encre : quelques feux dispersés qu’une épaisse fumée finit par masquer.
Extrait : « Je reçois l’alerte d’un contact que j’ai dans les forces de l’ordre. Il me dit : “L’avion Lyon-Strasbourg a disparu et s’est probablement crashé dans les environs de Strasbourg.” Il est alors 20 h 20, soit une heure exactement après l’accident. Dès que j’ai l’info, le 20 heures de TF1 est encore en cours. J’alerte immédiatement la rédaction, qui décide de ne pas tout de suite annoncer le crash, parce qu’on n’en sait encore que trop peu, et par égard pour les familles des victimes. »
Moins d’une heure plus tard, Jean-Pierre Stucki et son collègue Eric Schings [reporter d’images] sont en route pour rejoindre la zone de l’accident. « On ne savait pas où était précisément l’avion, on savait juste qu’il était dans le secteur du mont Sainte-Odile. Direction la gendarmerie de Barr pour glaner des précisions. Je vois bien qu’il y a beaucoup de monde et d’activité sur place, mais on nous met dehors. »
Les deux journalistes cherchent malgré tout à se rapprocher du lieu de l’accident. Ils se guident grâce aux rares personnes qu’ils croisent. « Un garde forestier nous indique la direction d’un “très gros bruit” entendu à l’heure présumée du crash. Plus loin, trois villageois nous disent avoir senti de la fumée dans un chemin. On a marché une vingtaine de minutes, guidés par l’odeur de kérosène. »
Pendant cette vingtaine de minutes, ils arpentent la forêt, dans le noir, dans le froid et le brouillard de cette nuit de janvier. « Guidés par l’odeur du kérosène, on arrive devant l’avion, par l’avant. Autour d’un petit feu sont rassemblés quelques survivants qui attendent les secours. Ils sont neuf, dont deux grièvement blessés, qui mourront pendant leur transport à l’hôpital. »
Il est 23 h 40 (!). Les secours n’arriveront que [encore] vingt minutes plus tard. Un laps de temps pendant lequel Jean-Pierre et Eric restent seuls avec les rescapés. « On n’est plus journalistes à ce moment-là. On était devant la carcasse de l’avion. Il y avait encore le feu. Mais j’ai fermé mes œillères. C’est l’aide aux survivants qui a pris le pas. »
Jean-Pierre Stucki a avec lui un téléphone : les portables sont encore rares à cette époque. Il donne sa veste à un enfant rescapé, le jeune Romain Ducloz : 8 ans [voyageant seul, confié à une hôtesse]. Il alerte les secours, la préfecture… et son bureau pour qu’il prévienne aussi de son côté les secours.
Le journal de la nuit de TF1 va bientôt démarrer. « La rédaction m’appelle, enregistre une courte discussion que j’ai avec mon rédacteur en chef. L’échange a dû durer une minute. Je l’ai conclu en disant : “Je dois te laisser, il faut que j’aille faire quelque chose pour les gens qui sont là.” » La conversation a été diffusée telle quelle dans le journal.
À la caméra, son collègue Eric Schings ne filme que deux minutes d’images. Ce qui est extrêmement peu pour un journaliste face à un tel événement. « On a aussi décidé de ne pas faire d’interviews des rescapés ce soir-là. Ils nous auraient sans doute répondu, mais on n’a pas voulu. On aurait pu faire un direct sur place pour le journal. Mais on ne l’a pas fait. »
À minuit, plus de quatre heures trente après le crash, les premiers secours arrivent. L’équipe de tournage les éclaire grâce à la lumière de la caméra. Puis elle se voit priée de quitter les lieux. « Les survivants s’attendaient à voir arriver les secours. À la place, ils ont vu débarquer une caméra de télé. C’était très violent pour eux. »
J.-P. Stucky se souvient de cette phrase prononcée par l’un des survivants : « Les vautours arrivent avant les secours. » « Je n’ai pas eu l’impression d’être un vautour ce soir-là. Nous avons eu une approche très humaine. »
Alors que trop de temps a passé avant que les premiers sauveteurs ne commencent à agir, cinq habitants de villages au bas du mont, seulement informés par France Info, se trouvaient déjà à pied d’œuvre une heure auparavant !
À 23 h 58, dans le flash spécial de TF1 présenté par Jean-Claude Narcy, tombe l’interview de J.-P. Stucky (sur place) par Jean-Pierre About (à Paris). Extrait : « Est-ce que vous avez trouvé l’épave de l’avion ? — Tout à fait. Il y a même des blessés. Beaucoup [… Ils] attendent avec impatience les secours en ce moment. Nous venons de prévenir la gendarmerie et la préfecture. […] — C’est-à-dire, Jean-Pierre, que vous êtes les premiers à être arrivés sur les lieux ; et des personnes sont blessées et ont besoin de vous. — Tout à fait. On fait le maximum pour les aider en ce moment, et j’ai vraiment très très peu de temps à rester avec vous. […] — Quelles sont les conditions climatiques à cet endroit ? — Il y a un peu de vent. Il commence à neiger un petit peu ; mais c’est surtout les blessés qui ont très froid, parce qu’ils attendent depuis des heures dans ce froid… »
« La nuit du mensonge » ? Une nuit sans médecins !
Voici un extrait de la lettre adressée au préfet du Bas-Rhin (27 janvier 1992) par neuf médecins anesthésistes-réanimateurs du Samu : « Il était 0 h 52 quand la colonne des secours médicalisés est arrivée… après avoir pris en charge au passage une enfant rescapée de 13 mois en hypothermie et en cours d’évacuation dans une VL 2) sans conditionnement particulier. Ce n’est qu’à 1 h 15 que 13 médecins spécialistes pourront arriver à proximité du site. Pourquoi la direction des secours a‑t-elle décidé dès le départ de consigner les médecins […], le PSM 3 II, puis l’ensemble des moyens hospitaliers et Croix-Rouge en fin de colonne ? Pourquoi un acheminement aussi long et illogique par Klingenthal, au lieu de rejoindre au plus vite Saint-Jacques ? (Le lieu exact était connu à l’heure de départ de la colonne d’Obernai.)
« À aucun moment il ne fut fixé un lieu unique d’évacuation des blessés (PMA 4), où se seraient concentrés les ambulances et les médecins. Aucun triage ne fut fait, aucune fiche médicale ne fut rédigée avant l’arrivée du Samu (il semble que les sapeurs-pompiers [leur service médical] n’en disposaient pas). Cela explique des brancardages dans tous les sens, y compris vers les VSAB 5(Barr et Sélestat) se trouvant hors de tout dispositif, et ayant accédé au site par des chemins différents. Il n’y eut jamais de PC avancé groupant tous les chefs de service. […] Il semble qu’un PC gendarmerie se trouvait à proximité. Aucun médecin n’y fut jamais convié. »
Par anticipation, il faut ici dire un mot des autopsies pratiquées sous l’autorité du professeur Patrice Mangin, surnommé alors « la star de la médecine légale », aussi prudent que savant ! Son rapport se conclut ainsi : « Sous réserve d’antécédents médicaux non portés à notre connaissance, nous estimons que l’intervention des secours dans les deux premières heures aurait permis d’enrayer l’évolution fatale des lésions sur deux victimes. Pour quatre autres, non décédées immédiatement, nous estimons que l’intervention des secours dans les trente premières minutes aurait peut-être permis d’enrayer l’évolution fatale. »
Qui, sur cet évènement exceptionnel, faisait office de grand patron des secours ? Comme il est de règle, c’était le directeur départemental (Bas-Rhin) des Services d’incendie et de secours. Qui était ce colonel de sapeurs-pompiers ? Peu importe : beaucoup de gens se souviennent. Sa vie comme sa retraite après le crash n’en furent pas inquiétées. Rien à lui reprocher ! Côté Direction de la sécurité civile et Fédération nationale des sapeurs-pompiers, silence imposé à ceux qui n’étaient pas du côté du manche, mais qui pourtant voulaient vraiment savoir, avec beaucoup d’intérêt et une évidente empathie. Le magazine de la Fédération, lui, s’en tira avec quelques lignes obligées d’admiration pour le travail accompli par les pompiers.
Ah ! la « discrétion professionnelle »…
Donc on ne s’étonnera pas de la lettre dudit colonel « adressée à tous les chefs de corps » du département. Son objet : « Discrétion professionnelle ». Ainsi déjà tout était dit. Poursuivons néanmoins :
« De récents évènements m’ont amené à constater que dans certains cas les règles élémentaires de la discrétion professionnelle ont été perdues de vue. Je tiens, à ce propos, à vous rappeler quelques éléments à ce sujet :
« “La discrétion professionnelle est un aspect du secret professionnel ; c’est […] l’obligation du silence imposé à un agent sur ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il comprend, ou peut même déduire, dans l’exercice de ses fonctions. (Tribunal civil Pau, 20.6.1925)”
« Les sapeurs-pompiers comme les autres agents communaux sont tenus de garder le secret pour tous les faits dont ils peuvent avoir connaissance au cours de leur activité et de ne pas les divulguer, même sans intention de nuire à un tiers. »

On n’éprouve guère de mal à comprendre ce propos. C’est qu’à l’issue des opérations de secours, de retour dans les casernes concernées, les langues se délièrent et allèrent bon train. De quoi échanger entre pompiers professionnels de garde dans telle ou telle caserne importante et nombreux volontaires mobilisés (par sirènes communales) à partir de leurs centres suburbains ou ruraux, à 40 kilomètres à la ronde. Impressions et images s’étaient fixées dans les têtes. Surtout chez ceux qui, un peu informés de la situation, n’avaient guère supporté de stagner trop longtemps auprès des engins de secours sans ordre de départ. « Il semblait que l’on attendait quelque chose. Qui ? Quoi ? », dira un pompier de base, encore bien loin des analyses de J.-P. Stucki et F. Guthleben, dont les révélations n’ont jamais été mises en question :
« Oui, des passagers sont morts faute de secours rapides. Oui, des erreurs manifestes ont été commises. Oui, les mensonges des autorités sont légion, pour couvrir de mortelles incompétences. » Et de préciser : « Grande excuse, la météo. […] Dans une interview sur France-Inter à 22 h 30 […], la préfecture du Bas-Rhin parle de “brouillard à couper au couteau” et de “conditions assez pénibles”. Dans les semaines qui suivent, l’argument est repris et amplifié : quelques flocons tombés des arbres se transforment en une tempête de neige, les normales saisonnières en un froid sibérien, et de paisibles pentes vosgiennes du mont Sainte-Odile deviennent des montagnes inaccessibles. […] Ceux qui ont souffert des conditions météo sont les survivants, blessés, grelottant de froid, désespérant de voir arriver enfin quelqu’un. Pas les hommes et femmes des secours, aguerris, entraînés, équipés de rangers et de vestes de cuir… Nous les avons vus travailler. Ce serait leur faire injure d’imaginer qu’un peu de vent, quelques flocons de neige ou un sentier forestier aient pu les arrêter. […]
« Le crash du mont Sainte-Odile fait-il la preuve de l’inefficacité des plans de secours en vigueur en France ? Comment admettre que quatre heures trente soient nécessaires pour retrouver une épave à quelques kilomètres de la capitale européenne ? Comment admettre qu’un blessé ne soit opéré que sept heures après son évacuation du lieu de l’accident ? Comment admettre que les médecins anesthésistes-réanimateurs n’aient jamais eu accès à l’épave et n’aient jamais pu examiner les corps des victimes ? »
À l’appui des deux auteurs de La Nuit du mensonge, un nom prestigieux forgé au long d’une brillante carrière professionnelle : le professeur Louis Lareng, alors président du Syndicat national de l’aide médicale urgente. Extrait de son communiqué du 25 mars 1992 : « À la suite de l’accident survenu sur le mont Sainte-Odile le 20 janvier 1992, j’ai immédiatement été préoccupé de constater l’absence de participation des Samu aux secours médicaux, alors même que le centre hospitalier universitaire de Strasbourg disposait de moyens importants. J’ai demandé à Monsieur le Ministre de la Santé de procéder à une enquête dans le but de tirer profit des enseignements que cette situation malheureuse ne devrait pas manquer de nous apporter. »
Les choses s’avéreraient-elles tout autres aujourd’hui ? Oui, si nous en croyons des informateurs dont le sérieux et les connaissances nous paraissent au-dessus de tout soupçon.
Retour au livre : « [Hors] problème de gestion des compétences, le colonel Bernard Modéré, [alors] directeur du Service d’incendie et de secours de Meurthe-et-Moselle [a signifié que sur son territoire], ensemble, médecins et pompiers ont mis au point une sorte de bible, véritable règlement opérationnel pour les risques chimiques, les accidents de foule, les séismes, etc. Chaque cas est prévu. Pas besoin de réfléchir. Pas de perte de temps. “Notre problème, explique le colonel Modéré dans L’Express du 22 octobre 1992, c’est qu’on ne peut pas se permettre d’être bons la prochaine fois. Il faut être bons tout de suite.” D’autre part, chaque catastrophe survenue ailleurs est disséquée pour en tirer les divers enseignements. »
Un procès tronqué
Le plus important en matière d’aéronautique jamais tenu en France, le procès tant attendu eut lieu à Colmar en 2006, près de quinze ans après l’évènement. Neuf semaines de débats judiciaires autour d’Airbus, d’Air Inter et du pilotage… Sans la moindre mise en cause des secours. Trop compliqué ? Trop loin des faits ? Trop risqué face à l’opinion publique ? Comme, inversement, face à des groupes de pression sur la défensive ? Cela aussi fait froid dans le dos…