Trop souvent, nos « vérités vraies », nous les vivons au ras des pâquerettes. C’est peut-être pourquoi l’humanité s’est forgé des personnages et des situations « hors sol ». Évoquons ici sainte Barbe, sur fond de sa célébration annuelle chez les sapeurs-pompiers : repas de fête (autant dire « banquet », mais le mot a vieilli), discours officiels (utiles mais parfois trop longs), Danse des canards (oui, encore !)… et karaoké, lequel a remplacé les chansons lestes mais bon enfant des anciens.
Qui est cette jeune femme — Barbara (= étrangère) —, surgie de la nuit des temps, qui s’est imposée dans notre folklore, inscrite comme « vierge et martyre » au calendrier liturgique de l’Église catholique ? D’origine perse, on la situe à Nicomédie (Asie Mineure) au IIIe siècle. Fille d’un haut dignitaire païen, elle aurait été durement condamnée, parce que convertie au christianisme, puis enfermée dans une tour à laquelle son père aurait mis le feu, avant d’être lui-même foudroyé. On a beaucoup épilogué sur cette histoire, et d’autres versions1 circulent, jusqu’à des délires en mal d’interprétation. Et voilà que ce qui était déjà passé pour douteux apparaît désormais en rupture avec l’Histoire.
14 février 1969. Ce jour-là, le pape Paul VI, qui n’y est pas allé avec le dos de l’encensoir pour mettre de l’ordre dans le calendrier de l’Église universelle, publie sa décision d’en retirer nombre de prétendus saints que la piété populaire avait, sans la moindre preuve de vie, élevés sur les autels au cours des siècles. Barbe figure parmi eux, remplacée à sa date prescrite, le 4 décembre, par saint Jean Damascène, docteur de l’Église. Ainsi sera-t-elle privée de sanctification, et même frappée d’existence contestable… puis tout à fait contestée.
Oui, mais, forte d’une large aura2 assumée par le « peuple pompier », l’image de sainte Barbe va tranquillement résister. C’est que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point3 ». Question, alors : pourquoi les ancêtres des pompiers de France, les gardes-pompes, l’avaient-ils adoptée comme protectrice en un temps où les forces du Bien étaient invoquées contre les manifestations du Mal ? Ils auraient pu choisir un paladin auteur d’exploits, ou un personnage de La Légende dorée, ou même un combattant du feu grégeois. Pas du tout ! Ils préférèrent — ô paradoxe ! — une toute jeune femme, belle, fragile, aussi indomptable que discrète, livrée à la cruauté des hommes. Victime à sauver, peut-être, puis à célébrer ?
Toutefois, pour légitimer son culte, il leur fallut bousculer le réel, comme le font de bons romanciers pour entourer de chair une froide historicité. On pense aux Trois Mousquetaires (qui étaient quatre) d’Alexandre Dumas. Et rappelons-nous la réplique du journaliste du Shinborne Star dans le célèbre western L’Homme qui tua Liberty Valance : « On est dans l’Ouest, ici ; quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende. »
Reçu cinq sur cinq, et à méditer… Cela dit, rendez-vous, en décembre prochain, pour d’autres joyeuses Sainte-Barbe dans tous les centres de secours du pays.
- Voir, sur Internet, Histoire de la Sainte-Barbe — <pompiers.fr>, un texte d’Anne-Sophie Bellanger (doctorante en histoire).[↩]
- Patronne aussi des mineurs, géologues, pétroliers, artificiers, démineurs, métallurgistes, comme d’autres métiers qui ont à voir avec le feu. Et puis, excusez du peu, de l’École polytechnique ! Elle est notamment honorée en Bretagne.[↩]
- Célèbre aphorisme de Blaise Pascal.[↩]