Crédit photo : P. Forget/Sagaphoto

« Désamorcer la mort, relancer la vie »

Marcel Arnaud, professeur de neurochirurgie (1896-1977)

Signe d’appel : LA DOULEUR…

par Bernard Laygues

men's white dress shirt
Road Trip with Raj  —  Unsplah

Certes, Vol­taire a écrit : « La dou­leur est aus­si néces­saire que la mort. » Alfred de Mus­set : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande dou­leur. » Et, chez Alexandre Dumas, on trouve : « Quand tu souffres, regarde la dou­leur en face : elle te conso­le­ra elle-même et t’ap­pren­dra quelque chose. » Diable !… Pour­tant, nous sommes nom­breux à pré­fé­rer — à approu­ver — ce pro­pos de l’écrivain contem­po­rain Éric-Emma­nuel Schmitt, l’auteur d’Oscar et la dame rose : « La dou­leur n’é­lève pas, elle rata­tine. Loin de nous amé­lio­rer, elle nous ame­nuise. Elle ne conduit pas à des pen­sées sublimes, elle condamne à ne plus pen­ser du tout. La dou­leur n’a rien d’un pri­vi­lège qui enno­blit, tout d’un fléau qui fout à terre. »

Mais  atten­tion !  il y a dou­leurs et dou­leurs, nous dit aujourd’hui, qua­si una­nime, le corps médi­cal. Les unes, signes révé­la­teurs de dys­fonc­tion­ne­ments aigus dans un orga­nisme, qu’il n’est pas ques­tion d’essayer de « faire pas­ser » : elles per­mettent à un méde­cin de poser un diag­nos­tic. D’autres qui per­durent et n’indiquent plus rien qu’elles-mêmes une fois le diag­nos­tic posé et confirmé.

Pour l’appréciation et le trai­te­ment de la dou­leur, comme dans bien des domaines, il y eut « un avant et un après » (locu­tion à la mode). L’Histoire nous enseigne que dans le pas­sé — même pas si loin­tain — souf­frir n’avait rien qui révol­tât le sens com­mun. Cela fai­sait tant par­tie de la vie que les méde­cins n’y prê­taient pas une atten­tion déci­sive, même en matière d’examens inva­sifs dou­lou­reux. D’ailleurs, une cer­taine doxa lais­sait pen­ser, par exemple et entre autres, que le petit enfant ne res­sen­tait guère l’intensité des dou­leurs noci­cep­tives (déclen­chées par une agres­sion de l’or­ga­nisme : trau­ma­tisme, infec­tion, inflam­ma­tion, etc.). 

Autre sou­ve­nir : nombre de femmes d’un âge cer­tain gardent l’amer sou­ve­nir d’avortements clan­des­tins (avant la loi Veil du 17 jan­vier 1975) sui­vis de cure­tages sans anes­thé­sie. On nous dit d’ailleurs que, même pas loin de chez nous, cette pra­tique n’a pas tota­le­ment dis­pa­ru. On n’ose y croire ! N’y avait-il pas alors dans le corps médi­cal une ten­dance à consi­dé­rer ces fausses couches volon­taires comme de mau­vaises actions contre la morale et la loi (des « péchés », donc !) que les femmes devaient « payer » en souf­frant ? Et quelles dou­leurs, sou­vent dou­blées d’un accueil hos­pi­ta­lier humiliant ! 

Pas ques­tion ici d’évoquer les dou­leurs chro­niques liées à des mala­dies ou à des trai­te­ments médi­caux. Pas plus d’analyser les divers types de dou­leurs. Ce serait pré­ten­tieux, mal­adroit et inutile en marge de toutes les connais­sances accu­mu­lées (même sur Inter­net), à la por­tée de tout un cha­cun, mais qui, en fait, sont l’apanage des pro­fes­sion­nels de san­té. Voi­ci plu­tôt, à par­tir du vécu quo­ti­dien, une invi­ta­tion à consi­dé­rer les acci­dents de toute nature qui pro­duisent cris et sup­pli­ca­tions sur fond par­fois d’effondrement psychique. 

La douleur avant et après Bernard Kouchner

Assu­ré­ment, voi­là qui devrait conduire, à la mesure de chacun(e) des intervenant(e)s en matière de secours et de soins, vers la réduc­tion de mau­vaises et inutiles dou­leurs sous des formes variées chez l’Homme (chez l’animal aus­si). En fait, il s’agit de bar­rer la route à ce « fléau qui fout à terre ». Alors, un nom s’impose : Ber­nard Kouch­ner. Ce méde­cin gas­troen­té­ro­loque, après des années de pra­tique à l’hôpital Cochin (Paris), puis dans l’humanitaire (à par­tir de 1968), ce French doc­tor qui « inven­ta » le droit d’ingérence, et qui fut ministre de la San­té et de l’Action huma­ni­taire (1992  et 1993), secré­taire d’État à la San­té (de 1997 à 1999), puis ministre délé­gué à la San­té (en 2001 et 2002), vou­lut et sut affron­ter celle qu’il faut bien consi­dé­rer comme une « enne­mie des hommes (et des animaux) ».

Rete­nons ici des extraits signi­fiants de son dis­cours du 7 mars  1998, en ouver­ture du 2e Forum de la dou­leur, devant un audi­toire […], notam­ment, de méde­cins généralistes :

« J’ai l’oc­ca­sion devant vous de réaf­fir­mer ma volon­té d’en­ga­ger une action réso­lue contre la dou­leur […]. Il s’a­git pour nous d’ob­te­nir un chan­ge­ment dans les com­por­te­ments, dans les habi­tudes trop bien ancrées, dans les men­ta­li­tés. […] Nous nous recen­trons sur la per­sonne, sur cette per­sonne qui souffre et qui vient faire appel aux connais­sances de la méde­cine. […] L’ob­jec­tif est de tout mettre en œuvre pour pré­ser­ver ou pour res­tau­rer son inté­gri­té, phy­sique ou men­tale. La dou­leur n’est pas une enti­té abs­traite. Non, il s’a­git d’êtres bien concrets dont la chair est une souf­france. Vous allez devoir vous atta­quer à de nom­breuses habi­tudes. Il faut faire une place à la prise en charge sys­té­ma­tique de la dou­leur, fût-ce au prix de modi­fi­ca­tions pro­fondes des atti­tudes et des com­por­te­ments. Ce prix ne me paraît pas cher payé au regard de l’in­té­gri­té et de la digni­té du patient retrou­vées. 

« La lutte contre la dou­leur est avant tout une ques­tion d’é­tat d’es­prit. Elle pose, plus que toute autre action thé­ra­peu­tique, la ques­tion de la rela­tion entre le méde­cin et le malade. Lais­ser souf­frir le malade, c’est une manière d’af­fir­mer le pou­voir médi­cal, de ren­for­cer la dépen­dance du patient vis-à-vis du méde­cin. La dou­leur du patient que l’on ignore, que l’on méprise, sym­bo­lise une concep­tion de la méde­cine qui n’est pas la mienne, qui n’est pas la vôtre. Pen­dant long­temps, la dou­leur n’a pas déran­gé le méde­cin. Elle déran­geait cer­tai­ne­ment le malade. Mais, comme le malade est par défi­ni­tion le patient, il n’a­vait qu’à attendre que cela passe. [Seule­ment]on ne lui deman­dait pas son avis, ni com­ment elle pas­sait. […] Je parle au pas­sé, car je suis devant un audi­toire convain­cu par cette cause, mais je sais que ce temps n’est pas par­tout révo­lu. […] Et si l’é­vo­lu­tion des men­ta­li­tés est une condi­tion sine qua non, il faut aus­si sim­pli­fier l’ac­cès aux antal­giques. […] 

« Vous dis­po­se­rez avant la fin de l’an­née de ces ordon­nances qui seront désor­mais votre seul sup­port de pres­crip­tion pour tous les médi­ca­ments, y com­pris les médi­ca­ments stu­pé­fiants. […] Cer­tains antal­giques étaient jus­qu’à pré­sent réser­vés à l’u­sage hos­pi­ta­lier. Nous les met­trons à la dis­po­si­tion de l’en­semble du corps médi­cal. Et j’ai en outre expri­mé le sou­hait, auprès de l’A­gence du médi­ca­ment, que tous les indus­triels soient inci­tés à com­mer­cia­li­ser des antal­giques à usage pédia­trique. Car, soyons cohé­rents, si je vous demande de lut­ter contre la dou­leur, il est nor­mal que je mette à votre dis­po­si­tion un arse­nal thé­ra­peu­tique com­plet. […]

« Les méde­cins géné­ra­listes sont certes au pre­mier rang de ces mesures et de la lutte pour leur appli­ca­tion effi­cace. Mais la lutte contre la dou­leur sera éga­le­ment déve­lop­pée dans les éta­blis­se­ments hos­pi­ta­liers  […]. La dou­leur sera sys­té­ma­ti­que­ment mesu­rée. […] Un livret sera remis à tous les patients hos­pi­ta­li­sés, leur expli­quant qu’ils ont le droit de ne pas souf­frir. […] Les pro­to­coles seront affi­chés dans les ser­vices et pré­voi­ront une large délé­ga­tion au per­son­nel infir­mier de l’u­ti­li­sa­tion des antal­giques. […]  Je sais que ce com­por­te­ment nou­veau peut être [au quo­ti­dien] res­sen­ti comme dif­fi­cile. Je ne sau­rais donc trop vous rap­pe­ler que ce n’est pas parce que les choses sont dif­fi­ciles qu’on ne les affronte pas, mais que c’est parce qu’on ne les affronte pas qu’elles sont dif­fi­ciles.  […] 

« C’est ain­si que, mal­gré la malé­dic­tion divine et grâce aux tech­niques de pré­pa­ra­tion et à l’anes­thé­sie péri­du­rale, les femmes enfantent moins, ou n’en­fantent plus, dans la dou­leur. Il aura tou­te­fois fal­lu quinze ans pour que l’u­ti­li­sa­tion des péri­du­rales au cours de l’ac­cou­che­ment passe de 4 à 49 %. […] Je sou­haite, à la veille de la Jour­née inter­na­tio­nale des femmes, que l’on se fixe comme objec­tif que d’i­ci l’an 2000 toutes les femmes qui le sou­haitent accouchent sous péri­du­rale. […]

« Au-delà des pro­fes­sion­nels, il faut aus­si sen­si­bi­li­ser le public. Dans ce domaine, comme dans d’autres, ce sont les malades qui font évo­luer les pra­tiques médi­cales. C’est dans cette humi­li­té que la méde­cine puise sa grandeur. »

Pro­chain texte : « Les pom­piers face à la dou­leur ».

Partager sur Facebook
Partager sur Twitter
Partager sur Linkdin
Partager par email

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À lire également…

Photo SDIS 06